YHWH ET NOUVEAU TESTAMENT : DE NOM, NON !

Chapitre III

Comme nous l’avons évoqué au chapitre précédent, l’argumentation des TdJ pour justifier leur emploi de “Jéhovah” dans le texte du NT, qui ne le contient pourtant pas dans sa langue d’origine, n’est basée pour l’essentiel que sur des affirmations concernant ce qu’aurait été le texte source de ses rédacteurs.

Nous avons déjà souligné le problème principal de ce « point de départ » : il s’appuie tout entier sur quelques manuscrits de la LXX, auxquels les TdJ font dire bien plus de choses que ce qu’ils ne disent dans les faits.

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Quelques papyrus sont censés être les témoins de ce qu’étaient toutes les éditions de la LXX.

 

Les papyrus anciens cités par la Watchtower témoignent certes d’un certain usage concernant le traitement du Nom divin dans certains manuscrits de la LXX : ils prouvent sans la moindre équivoque que la pratique consistant pour les traducteurs à utiliser les mots grecs Kurios ou Théos à la place du Nom divin, n’a pas été suivie universellement par tous les traducteurs et copistes de l’Antiquité, et que, très tôt (beaucoup plus qu’on ne le pensait), d’autres façons de faire lui ont été parfois préférées, notamment celle consistant à reproduire le Tétragramme hébreu dans le texte grec, sans le traduire. Vers le milieu du XXème siècle, lorsque plusieurs de ces papyrus ont été découverts, c’était un point nouveau.

Ce qui était alors plus ou moins admis s’est avéré être erroné, et il fallut réviser les connaissances dans ce domaine… Très tôt, on trouve des manuscrits de la LXX qui comportent le Tétragramme hébreu : c’est un fait.

 

C’est un fait, certes, mais la conclusion qu’en tire la Watchtower n’en est pas moins parfaitement fallacieuse. Elle ne fait d’ailleurs que produire l’erreur “symétrique” à celle qui était corrigée par ses découvertes : elle conclut de ces quelques manuscrits que l’emploi du Tétragramme dans le texte grec était l’ “usage de l’époque”, systématique. Mais elle ne fournit jamais la moindre preuve, dans les faits, qu’il s’agissait bien d’un usage généralisé (on se demande bien comment elle pourrait prouver ce genre de choses d’ailleurs. Mais nous allons voir qu’on a par contre des indices probants du contraire). Et pour cause, même les papyrus cités par la Watchtower montre eux-même qu’il n’y a pas de pratique standardisée. Parmi cette liste proposée par la Watchtower, par exemple, on trouve le manuscrit référencé LXXP. Oxy. VII.1007, qui “rend le nom divin” par un double yôdh archaïque . Or ce “double yôdh”, par définition, n’est pas le Tétragramme, et n’est donc pas vraiment non plus le Nom divin, au sens où les TdJ l’entendent. C’est une graphie qui remplace le Tétragramme, mais qui, justement, ne l’écrit plus. Il semblerait que ce point n’ait jamais frappé l’esprit des rédacteurs TdJ qui présentent ce manuscrit comme une preuve de l’emploi du Nom divin…

 

En outre quiconque a eu l’occasion de s’intéresser à la Septante, au problème que pose son texte, à la complexité de son histoire, à ses multiples variations, et ses révisions successives, sait à quel point l’idée qu’il y ait eu “une” pratique textuelle suivie par les traducteurs et les copistes relève de la plus grande fantaisie. Il n’existait pas de “Conseil Supérieur de la Septante”, ni de “Comité de Traduction Centralisé”, et chaque “école” produisait “son” texte.

Le travail de recherche sur la LXX et sur son histoire textuelle est extrêmement complexe, certes, mais il est affiné sans cesse.

 

Or le consensus scientifique aujourd’hui tend à tirer la conclusion exactement à l’opposé de celle de la Watchtower : la pratique qui consistait à faire figurer le Tétragramme dans la LXX n’est probablement pas la pratique originelle, et elle n’est certainement pas “l’usage de l’époque”, généralisé.

 

Il serait sans doute difficile d’entrer dans trop de détails ici. Toutefois, pour résumer le plus simplement possible, on peut dire que les papyrus qui font apparaitre le Nom divin en caractères hébreux au milieu du texte grec (ces papyrus régulièrement cités comme “preuves” par la Watchtower) ne témoignent probablement pas du texte “originel” de la LXX (qu’on appelle aussi le “Vieux Grec”, ou OG), et qu’on a d’ailleurs aujourd’hui perdu, mais seulement d’une recension, d’influence “palestinienne”, et qui tendait à s’opposer au texte qui était lu dans la diaspora.

 

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Les scribes ne fonctionnaient pas comme une rotative. Chaque texte est unique, et traduit la doctrine et le courant de pensée auxquels était attaché le copiste.

Contrairement à ce qu’affirme la Watchtower (et qu’elle n’hésite pas à déclarer être “un fait historique”, alors qu’absolument RIEN ne le confirme : il ne peut donc s’agir, tout au plus, que d’une hypothèse) le Nom ne figurait très probablement pas dans le texte originel de la LXX [1], et ce ne sont que des recenseurs et réviseurs juifs relativement “tardifs” qui ont corrigé le texte pour le rendre plus conforme au texte “officiel” du judaïsme palestinien (ou plus précisément le texte qui était en train de le devenir…) celui qu’on appellera plus tard le “texte massorétique”. [2]

 

Il y a donc, à l’époque qui nous intéresse plusieurs éditions différentes de la LXX, et pas du tout UN texte qui serait standardisé, le même pour tous, comme le sont nos livres d’aujourd’hui.

Par exemple, faisant suite au travail du professeur Howard (celui qui est cité triomphalement par la Watchtower), le professeur A.Pietersma démontrera dans un article fort bien argumenté de 1984, que des papyrus, précisément parmi ceux qui sont cités comme preuves de “l’usage de l’époque” par la Watchtower, portent nettement la marque d’une révision, d’un travail de correction systématique par le scribe, et que le modèle original de ce papyrus ne comportait très probablement pas le Tétragramme.

Il ne s’agit donc pas de “l’usage de l’époque”, mais simplement de l’usage d’une certaine école du judaïsme…

 

On pourra encore noter soit la malhonnêteté intellectuelle, soit l’ignorance des TdJ (dans les deux cas, c’est bien embrassant pour des personnes qui prétendent au titre d’“enseignants”, comme le revendiquent tous les TdJ…), lorsqu’ils appellent à témoin de leur théorie des papyrus contenant le texte des révisions de Symmaque et d’Aquila.

En effet, ils s’agit là de révisions, comme leur nom l’indique, qui avaient, elles aussi, l’ambition de corriger le texte traditionnel de la LXX considéré comme “altéré” (par rapport à leurs conceptions du judaïsme, essentiellement issues de la branche “pharisienne” qui s’imposera comme “autorité centrale” après la chute de Jérusalem). Ces révisions constituent un remaniement en profondeur du texte traditionnel de la LXX.

 

Or, ces révisions sont postérieures à la rédaction du NT (en tout cas selon la chronologie qu’en donnent les TdJ). Ces révisions n’ont donc pas pu être utilisées par Paul ou ses contemporains. Citer ces révisions comme preuve -ou même comme indice- que la LXX qu’utilisaient ces chrétiens contenait bien le Nom divin est donc particulièrement fautif.

Le principe même d’une “révision”, c’est qu’elle entend corriger le texte précédent, que le “réviseur” trouve inadapté.

 

Se référer à un texte corrigé ne nous donne évidemment pas d’indication de ce qu’était le texte avant d’avoir été corrigé ! Affirmer que le Tétaragramme se trouvait dans le texte traditionnel de la LXX avant sa révision puisqu’il s’y trouve après, est donc un non-sens : la présence du Tétragramme en hébreu fait précisément partie de ce que l’on pense avoir été (en autre, bien sûr) l’objet de la correction.

 

Voici ce que l’ouvrage “La Bible Grecque des Septante : du judaïsme hellénistique au christianisme ancien”, de par M. Harl/G. Dorival/O.Munnich (éditions cerf/CNRS), chapitre IV (“Le texte de la Septante”), partie II (“Le remaniement des textes dans l’Antiquité”), page 157 :

Révisions partielles : les papyrus juifs

Du fait de leur antiquité, on croyait les papyrus de la LXX plus authentiques que leurs témoins ultérieurs

[on retrouve donc ici le « point de départ » la doctrine de la Watchtower]Or, certains présentent, semble-t-il, des leçons secondaires, résultats d’une hébraïsation du Vieux Grec. En fait, il convient d’être prudent : il est parfois difficile d’assigner à un papyrus une origine juive ou chrétienne. Il existe des signes distinctifs (traitement du tétragramme, recours à des abréviations), mais ils ne sont pas infaillibles (C.h. Roberts, Manuscript, Society and Belief in Early Christian Egypt, Londres, 1979, p. 74-78)

(…) P.Katz et J.W. Wevers fournissent deux synthèses précieuses sur ces révisions et les travaux critiques qui leurs sont consacrés. Ce dernier écrivait en 1968 à propos de 7Q1LXX Ex : « Le fragment est désespérément court ; pourtant, il augmente les preuves en faveur du fait suivant : déjà à une époque ancienne -100 avant notre ère-, le texte de la LXX a été retravaillé d’après le substrat hébreu » (« Septuaginta Forschungen… », p. 47).

(…) L’entreprise du groupe kaigé s’inscrit donc dans un faisceau d’initiatives hébraïsantes. On se gardera de leur assigner un principe et une origine unifiés. Il s’agit plutôt de divers mouvements de réaction : « De telles modifications sporadiques correspondaient à la tentative des Juifs, en lutte avec le christianisme naissant, de sauver la LXX pour leur propre compte vers 70 de notre ère. On dut bientôt recourir à des moyens plus radicaux : les révisions d’Aquila et de Symmaque » (P. Katz). L’auteur résume bien ici l’évolution des révisions juives mais les fait commencer à une date trop tardive : le phénomène semble antérieur et , à l’origine, extérieur à la polémique antichrétienne.

En somme, la critique interne fait apparaître une activité de révision plus ancienne, diverse et complexe que la compilation origénienne

[i.e. les Hexaples] ne le laisse supposer.

 

J’espère que le lecteur appréciera la modestie de ces érudits, qui reconnaissent humblement toute la difficulté qu’il y a à retracer exactement l’itinéraire textuel de la LXX. Quel contraste avec les affirmations dogmatiques de la Watchtower, qui affirme, à l’opposé, savoir sans l’ombre d’un doute à quelle version précise de la LXX Paul se référait lorsqu’il rédigea ses lettres. Sur ce point précis, on se demande bien qui est “sage à ses propres yeux”, non ?

 

Toutefois, même s’il est difficile d’être tout à fait affirmatif (et je ne vais pas m’obliger à l’être sous prétexte que la Watchtower le fait sans hésiter), les faits observés tendent nettement à conclure que le texte originel de la LXX ne comportait PAS le Tétragramme, et que seul un groupe de textes révisés de celle-ci fera le choix de l’introduire, au lieu du traditionnel “Kurios”.

Comme nous avons pu le voir, affirmer que “LE” texte de la LXX contenait le Tétragramme au 1er siècle, et que les rédacteurs chrétiens l’ont donc forcément retranscrits eux aussi, ne repose sur rien de solide, et les affirmations lapidaires des TdJ sur ce que seraient “les faits” et “les preuves”, et autres formules du même type, n’y changent rien.

 

En outre, puisqu’on parle des faits, ceux-ci montrent sans trop de détours que Philon, un Juif d’Alexandrie, par exemple, au début du 1er siècle (avant la rédaction du NT, donc) lisait bel et bien Kurios, et certainement pas יהוה dans sa LXX.

Voici par exemple ce qu’il peut dire, précisément à l’époque supposée du Christ :

De mutatione nominum (Du changement des noms), § 11ss :

« Il était, dès lors, entièrement conforme à la raison qu’aucun nom propre ne pût être convenablement attribué à celui qui est en vérité le Dieu vivant. Ne vois-tu pas qu’au prophète désirant sincèrement s’enquérir de la vérité, et qui demande ce qu’il doit répondre à ceux qui l’interrogeront quant au nom de celui qui l’a envoyé, il dit : « Je suis que je suis », ce qui revient à dire : « Il est de ma nature d’être, non pas d’être décrit par un nom » ? Mais pour que la race humaine ne soit pas tout à fait privée de toute appellation à donner au plus excellent des êtres, je t’autorise à utiliser le mot Seigneur comme un nom ; le Seigneur Dieu en trois natures — instruction, sainteté, et pratique de la vertu dont Abraham, Isaac et Jacob sont consignés comme symboles. Car cela, dit-il, est le nom éternel, pour autant qu’on s’en enquiert et qu’on le discerne dans le temps, tel qu’il existe en rapport avec nous, et non dans ce-temps-là qui était avant tout temps ; et c’est aussi un souvenir qui n’est pas placé au-delà de la mémoire ni de l’intelligence, et une fois encore il s’adresse à ceux qui sont nés, non pas aux natures incréées. Car ce sont des hommes qui viennent en une génération créée et mortelle qui ont l’usage nécessaire du nom divin, de sorte que, s’ils ne peuvent parvenir au meilleur, ils parviennent au moins au meilleur nom possible, et qu’ils s’accordent avec lui. Mais l’oracle sacré proféré comme de la bouche du Souverain de l’univers dit que le nom propre de Dieu n’a jamais été révélé à quiconque, lorsque Dieu apparaît disant : « Je ne leur ai pas montré mon nom. » En effet, par un subtil changement dans la figure de langage qui apparaît ici, le sens de la parole est en quelque sorte : « Mon nom propre je ne le leur ai pas révélé », mais seulement celui qu’on emploie d’ordinaire, quoique non sans méprise, pour les raisons évoquées ci-dessus. Et, de fait, le Dieu vivant est si indescriptible que même les puissances qui le servent ne nous annoncent pas son nom propre. Du reste, après que le pratiquant de la vertu eut lutté pour obtenir celle-ci, il demanda au Maître invisible : « Dis-moi ton Nom », mais celui-ci répondit : « Pourquoi me demandes-tu mon nom ? » Et il ne lui dit aucun nom particulier et propre, car, dit-il, il te suffit d’apprendre mon exposition ordinaire. Mais quant aux noms qui représentent les choses créées, ne cherche pas à les trouver chez les natures immortelles. »

 

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Philon, un Juif d’Alexandrie de la première moitié du 1er siècle, n’était manifestement pas au courant de l’usage de son époque, tel qu’il est décrit par la Watchtower. Qui croire ?

Il n’est bien sûr pas question de débattre ici sur la pertinence de l’analyse de Philon. Ce qu’il écrit ici n’est pas (ne refaisons pas l’erreur de la Watchtower…) “le point de vue du judaïsme” du 1er siècle de notre ère. Ce n’est représentatif que de Philon et du courant auquel il est lié. Mais ce dont on peut être par contre certain, en le lisant, c’est que la LXX qu’il lit et qu’il cite à son époque ne contient que “Kurios” comme nom pour désigner Dieu (précisément, si l’on suit son idée, parce que ce n’est pas à proprement parler un nom propre). L’idée que les éditions de la LXX du 1er siècle contenaient le Tétragramme, et que ce sera seulement “dans les siècles suivants” que “Kurios” le remplacera (par superstition, aime-t-on dire) est donc une parfaite ineptie. On a bien chez Philon la preuve que “Kurios” est déjà bien là, en lieu et place du Nom divin, dès la première partie du 1er siècle, et sans aucun doute bien avant.

La théorie de la Watchtower concernant un hypothétique usage “originel” du Nom dans la Septante a donc plus que du plomb dans l’aile…

 

Ainsi, dès son point de départ, l’argumentation jéhoviste est tributaire d’une affirmation tout à fait gratuite.

Toutefois, jouons le jeu ! Après tout, qu’une affirmation soit gratuite veut juste dire qu’elle est gratuite : ça n’implique pas directement qu’elle soit absolument fausse. Nous allons donc accepter d’imaginer ensemble que les rédacteurs du NT avaient bien entre les mains, non pas le texte traditionnel de la LXX, mais plutôt les recensions qui circulaient déjà à l’époque.

 

En n’oubliant pas, encore une fois, que nous ne sommes plus du tout dans le domaine des faits, mais seulement dans celui de la pure hypothèse, je vous propose de voir, dans notre article suivant, si ces assertions sur ce qu’aurait été la source des rédacteurs du NT valident vraiment la façon de faire des TdJ, et la pratique qui est la leur dans la TMN.


Notes :

[1] si tant est qu’on puisse parler de texte originel dans le cas de la LXX.

[2] Il serait plus exact de parler de texte “proto-massorétique”. Au moment de l’histoire qui nous intéresse, il y a une grande pluralité d’éditions des textes, qui sont en concurrence les uns avec les autres. Le texte qui allait finir par s’imposer, ce fameux texte proto-massorétique n’est alors qu’une édition au milieu des autres. Les recenseurs et réviseurs juifs qui ont corrigé le texte de la LXX, en y introduisant entre autre le Tétragramme, souhaitaient soumettre le texte de la LXX à ce texte proto-massorétique.


Le 11 juin 2010 par Ivan K.

Source : http://www.tj-revelation.org